Une fouille paléontologique de grande ampleur au Liban dévoile l’un des plus anciens écosystèmes terrestres du Crétacé

06/02/2024
Photo: L’équipe de paléontologues sur le site de Bkassine, Jezzine, au Liban. © Léa de Brito
Photo: L’équipe de paléontologues sur le site de Bkassine, Jezzine, au Liban. © Léa de Brito

Une équipe internationale de paléontologues a mis au jour une diversité  impressionnante de fossiles du Crétacé inférieur, à Jezzine, dans le Sud du Liban. "Il est rare de recueillir une telle diversité dans un écosystème terrestre de cet âge et cette région du globe", déclare la paléontologue Ninon Robin de l’Institut des Sciences naturelles.

Alexandra Badila

 

Pendant le Crétacé inférieur, il y a environ 145 à 100 millions d'années, notre planète a subi d'importants changements dans ses paysages terrestres. De nombreuses espèces qui façonnent le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui ont émergé et se sont développées durant cette période, caractérisant la Révolution terrestre du Crétacé. Tout d'abord, un réchauffement climatique a accompagné la forte diversification des plantes à fleurs ainsi que celle de leurs polinisateurs: les insectes. Simultanément, d’autres groupes d'organismes modernes se sont mis en place à cette époque, dépassant en diversité les groupes alors présents. C’est notamment le cas des poissons d'eau douce, mais aussi des oiseaux parmi les dinosaures, ainsi que des mammifères modernes.

 

Plusieurs régions du monde ont fourni aux scientifiques d’abondantes archives sur le début de cette période (- 150 à 125 millions d’années), grâce des gisements terrestres d’une grande qualité de préservation en Eurasie de l’Est (Chine), de l’Ouest (Espagne, Belgique), en Amérique et en Antarctique. Cependant, aucun site fossile si ancien n’avait jusqu’alors révélé ce degré de diversité sur le grand ensemble continental africain. Les types d’animaux et plantes qui vivaient à cette époque critique dans les climats chauds et tropicaux de cet ensemble continental devaient donc encore être explorés. Pour ce faire, une équipe de scientifiques a reçu le soutien du National Geographic Society, qui a financé leur campagne et leur recherche.

 

Au début du Crétacé, le Liban faisait partie du même mégacontinent que l’actuelle Afrique et était située assez près de l’Equateur. Malgré sa superficie limitée, le Liban est l'un des pays les plus riches en fossiles. Ces dernières années, le pays a notamment dévoilé de nouvelles archives fossiles continentales du Crétacé inférieur: des schistes bitumeux vieux de 130 millions d’années, situés dans l’affleurement de Bkassine (district de Jezzine), dans le sud du Liban. Ces roches sédimentaires se composent de fines couches déposées au fond d'un lac, qui préservent une grande variété de formes de vie anciennes. « Les dysodiles de Jezzine montraient des similitudes avec d'autres schistes riches en fossiles de cette époque. Les fouilles laissaient donc espérer des résultats importants pour comprendre des étapes de l'évolution des écosystèmes que nous connaissons aujourd'hui », selon Robin.

 

Photo © Léa de Brito

Diversité et préservation exceptionnelles

Les fouilles de Bkassine qui ont eu lieu en octobre dernier ont rapidement révélé des archives fossiles d'une richesse exceptionnelle. « La quantité et la diversité des fossiles étaient étonnantes », dit Sébastien Olive, paléontologue à l’Institut des Sciences naturelles. « Nous découvrions un nombre impressionnant de spécimens jour après jour. Cela nous a permis d'être assez sélectifs dans le choix des fossiles à conserver pour être étudiés ». Les spécimens découverts comprennent une grande quantité de poissons à nageoires rayonnées, des cœlacanthes complets, des tortues, des gastropodes d'eau douce, des crustacés, de nombreuses espèces d'insectes et des plantes, parmi lesquelles différentes espèces de fougères, d'algues, de spermatophytes (ou plantes à graines) et des milliers d'excréments fossiles.

Mais l’état de conservation impeccable des spécimens est ici également remarquable. Beaucoup sont complets, avec des squelettes presque intacts et certains recèlent peut-être même des organes fossilisés. "Il est assez rare de trouver des fossiles de cœlacanthes qui soient encore complets", selon Olive. "On peut discerner des détails très fins de tissu animal, comme la texture des écailles de poisson par exemple", explique le micro-préparateur Nathan Vallée-Gillette, qui extrait les fossiles de leurs sédiments. "De plus, ces fossiles sont faciles à dégager, car les sédiments argileux qui les recouvrent se détachent assez aisément sans risquer de les endommager lors du processus de préparation. "

Le site a les caractéristiques d’un lac peu profond ou d’un marécage. Associées à la nature imperméable du schiste, elles ont permis de préserver jusqu'aux détails les plus précieux des organismes qu'ils contenaient. « Les sites d'une telle diversité et qualité de conservation sont appelés "Lagersätten" - terme dont nous pouvons certainement qualifier les dysodiles de Jezzine », explique Vallée-Gillette.

Outils de fouille locaux

Pour les fouilles, une surface d'environ 20 mètres carrés a été dégagée à la pelleteuses dans les forêts de pins de l’affleurement de Bkassine. L'équipe de scientifiques a fouillé le sol jusqu'à environ 5 mètres de profondeur pour atteindre les couches correspondant à la période étudiée. Une fois le gros œuvre terminé, ils ont utilisé des outils manuels pour extraire délicatement les fossiles du sol.

Les paléontologues ont fait preuve de créativité pour ouvrir les fines plaques de sédiments afin de découvrir les fossiles qu'elles contenaient. Les couteaux à chawarma (le kebab local), avec leurs longues lames plates, se sont avérées être l'outil idéal pour séparer ces couches de schiste.

Préparation et études à venir

Une sélection des fossiles collectés a été temporairement transportée en Belgique, en France et en Suisse pour y être préparés, identifiés et étudiés. Le processus de préparation peut prendre plusieurs mois, tout comme l'étude des spécimens. L'objectif des scientifiques est de se faire une idée des relations que les espèces entretenaient entre elles et avec leur environnement à cette époque.

Outre le travail d’identification, des analyses plus poussées seront menées pour comprendre le contexte écologique de la localité. Parmi elles, on prévoit de scanner les coprolithes (excréments fossiles) pour y repérer des fragments d'os ou de plantes et se faire une idée du régime alimentaire de certains animaux ; analyser des isotopes d’oxygène à partir d’os et de dents pour estimer la température de l’eau et analyser des isotopes de calcium provenant de fragments osseux pour en savoir plus sur les relations prédateurs-proies.

Après leur étude, les fossiles seront renvoyés au Liban pour y être conservés et exposés. Une partie des résultats seront publiés dans un numéro spécial consacré au Liban.

 

Photo © Léa de Brito
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Travail de terrain à deux pas d'une zone de guerre

Notre équipe de paléontologues travaillait dans les forêts de pins vierges, dans les montagnes au sud-est de Beyrouth. Ce lieu pittoresque et l’entrain des découvertes se heurtaient avec les sombres événements survenus à seulement quelques kilomètres de là : les attaques du Hamas ont frappé Israël le premier jour des fouilles et ont été suivies par les bombardements incessants sur Gaza.

« Nous n'étions sans doute qu'à une trentaine de kilomètres et, certains jours, nous entendions distinctement les bombardements résonner dans les montagnes environnantes », se souvient Vallée-Gillette. « Au début, nous pensions qu’il s’agissait du tonnerre, mais les locaux nous ont corrigé. Ils sont habitués à la situation : cela fait partie de leur quotidien ».

Les questions de sécurité et de possible rapatriement ont été une préoccupation supplémentaire pour l’équipe. Olive : « En journée, nous étions concentrés sur les fouilles et sur nos recherches. Ce n'est que le soir venu que nous prenions conscience de la gravité de la situation. Malgré tout, nous avons vite réalisé que nous étions relativement en sécurité à Bkassine. » Les conflits avoisinants ont un impact dévastateur sur le patrimoine naturel et culturel, ainsi que sur diversité culturelle locale. « La guerre souligne d’autant plus l'importance de protéger, de préserver et de documenter le riche patrimoine naturel de la région contre l’atrocité des conflits humains ».


L'équipe est composée de scientifiques de l'Université Libanaise, l'Institut des sciences naturelles, de la Vrije Universiteit Brussel et de l'ULiège, de l’Université de Rennes (France), du Muséum d'Histoire naturelle de Genève (Suisse), du Muséum national d'Histoire naturelle de Paris (France), ainsi que de l'Association de Paléontologie et Biologie Evolutive Libanaise.
 

-         Dany Azar et Sibelle Maksoud (Université libanaise)

-         Pascal Godefroit, Nathan Vallée-Gillette (IRSNB)

-         Ninon Robin (CNRS-Univ Rennes, IRSNB)

-         Sébastien Olive (IRSNB, ULiège)

-         Lionel Cavin (Museum d’Histoire naturelle de Genève)

-         Kevin Rey (Vrije Universiteit Brussel)

-         Léa de Brito (Muséum national d’Histoire naturelle de Paris)

-         Georges Henen (Association de Paléontologie et Biologie Evolutive Libanaise)

Photo © Léa de Brito
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